5
Par-delà les années

 

 

Drizzt sentit les regards posés sur lui. Des regards elfiques, il le savait, et probablement accompagnés de flèches apprêtées. Il poursuivit sa route à travers le Boilune comme si de rien n’était, ses armes remisées et la capuche de sa cape vert forêt ôtée, révélant ainsi sa longue chevelure blanche et sa peau noire elfique.

Le soleil progressait paresseusement parmi les arbres, verts et feuillus, et éclaboussait la forêt de points jaune pâle, que Drizzt n’évitait pas, autant pour montrer aux elfes de la surface qu’il n’était pas un drow comme les autres qu’en raison du plaisir sincère qu’il éprouvait sous la chaleur des rayons du soleil. Le sentier était large et plat, ce qui était plutôt inattendu dans une forêt qu’on imaginait sauvage et épaisse.

Les minutes formèrent bientôt une heure et, tandis que la nature foisonnait autour de lui, Drizzt commençait à se demander s’il parviendrait à traverser le Boilune sans incident. Il ne cherchait bien entendu aucun ennui et ne souhaitait que poursuivre, puis mener à bien, sa mission.

Il atteignit quelque temps après une petite clairière, où plusieurs rondins avaient été disposés en carré autour d’un feu entouré de pierres. Drizzt devina aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’un campement ordinaire mais d’un lieu de rendez-vous établi, un endroit où camper partagé par ceux qui respectaient la souveraineté de la forêt et des créatures qui vivaient dans ses branches abritées.

Il fit le tour de l’endroit, en scrutant les arbres, et finit par apercevoir plusieurs marques sur le lit de mousse qui recouvrait le pied d’un immense chêne. Malgré l’œuvre du temps, qui avait brouillé ces traces, l’une représentait un ours dressé sur ses pattes arrière et l’autre un sanglier. Ces dessins avaient été réalisés par des rôdeurs. Drizzt hocha la tête et examina les branches basses de l’arbre, où il découvrit un creux bien dissimulé. Il tendit le bras avec prudence et en sortit un sac de nourriture séchée, une hache, ainsi qu’une gourde remplie d’un vin délicieux. Il ne se servit que d’un petit gobelet de vin et regretta de n’avoir rien à ajouter dans la cache, puisqu’il aurait besoin de toutes les provisions qu’il portait, voire davantage, au cours de son long et dangereux périple en Outreterre.

Après s’être servi de la hache pour couper quelques branches mortes, il rangea les provisions et dessina sa propre marque de rôdeur, la licorne, dans la mousse étalée à la base du tronc, puis il s’approcha de la bûche la plus proche pour lancer le feu qui chaufferait son repas.

— Tu n’es pas un drow comme les autres, dit soudain une voix mélodieuse derrière lui, avant même la fin de la cuisson.

Ces mots avaient été prononcés en langue elfique, sur un ton typique – plus chantant que des paroles humaines – des elfes.

Drizzt se retourna lentement, sachant que plusieurs arcs étaient sans doute encore braqués sur lui en différents endroits, et ne vit qu’une seule elfe. Une jeune demoiselle, encore plus jeune que lui, même s’il n’avait en théorie atteint que le dixième de sa durée de vie. Elle était vêtue des couleurs de la forêt – une cape verte, qui ressemblait à celle de Drizzt, une tunique et des jambières marron – tandis qu’un arc de bonne taille était calé sur son épaule et une fine épée accrochée à sa ceinture. Ses cheveux noirs brillaient tant qu’ils paraissaient bleus et sa peau était si pâle qu’elle reflétait cette lueur bleutée. Ses yeux, tout aussi brillants, étaient d’un bleu pailleté d’or. Drizzt avait deviné qu’il contemplait une elfe d’argent, ou elfe de la lune.

Au cours des années durant lesquelles il avait vécu à la surface, Drizzt Do’Urden avait connu quelques elfes de la surface, qui s’étaient avérés de bons elfes. Il n’avait cependant rencontré qu’une seule fois dans sa vie des elfes d’argent, lors de son premier voyage à la surface, au cours d’un raid d’elfes noirs qui avait vu ses semblables massacrer un petit clan d’elfes. Cet affreux souvenir lui revint brutalement alors qu’il se trouvait face à cette splendide et délicate créature. Seule une elfe d’argent avait survécu à cet épisode ; une jeune enfant que Drizzt avait secrètement cachée derrière le corps mutilé de sa mère. Cet acte de trahison envers les drows malfaisants avait eu de sérieuses répercussions et coûté à la famille de Drizzt les faveurs de Lolth, puis, en fin de compte, la vie de Zaknafein, le père de Drizzt.

Le rôdeur contemplait donc une fois de plus une elfe d’argent, une jeune femme âgée de peut-être trente ans et dont les yeux étincelaient. Il se sentit pâlir. Était-ce dans cette région qu’il était venu avec les drows ?

— Tu n’es pas un drow comme les autres, répéta l’elfe, toujours en langue elfique mais les yeux désormais brillants de colère et sur un ton sévère.

Drizzt resta les bras ballants. Il se rendit compte qu’il devait répondre mais ne trouvait rien à dire… ou plutôt, il ne parvenait pas à faire franchir à ses mots le nœud qui s’était formé dans sa gorge.

Les yeux de la jeune femme se plissèrent, sa mâchoire inférieure se mit à trembler et elle porta d’instinct la main à la poignée de son épée.

— Je ne suis pas un ennemi, articula enfin Drizzt, ayant compris qu’il allait devoir parler ou, plus probablement, se battre.

L’elfe fondit sur lui en un clin d’œil, épée brandie.

Drizzt ne dégaina pas ses armes, les mains écartées et le visage impassible. L’inconnue s’approcha et, soudain, changea d’expression, comme si elle avait remarqué quelque chose dans les yeux du drow.

Elle se mit à hurler et à abattre son arme mais Drizzt, trop vif pour elle, bondit en avant et lui bloqua les bras avant de la serrer contre lui, au point qu’il lui fut bientôt impossible de continuer à l’agresser. Il s’attendait à la voir le griffer, ou même le mordre, mais il fut surpris de la voir s’affaisser mollement dans ses bras et s’effondrer, le visage enfoui dans sa poitrine et les épaules secouées par des sanglots.

Avant d’avoir eu le temps de prononcer quelques mots de réconfort, Drizzt sentit la pointe mordante d’une épée elfique sur sa nuque. Il lâcha aussitôt la jeune femme et, les bras de nouveau écartés, il vit un autre elfe, plus âgé et d’allure plus rude mais d’une beauté similaire, surgir des arbres et la recueillir, puis l’aider à quitter la clairière.

— Je ne suis pas un ennemi, répéta Drizzt.

— Pourquoi traverses-tu le Boilune ? demanda en langue commune l’elfe caché derrière lui.

— Tes mots sont justes, répondit le rôdeur, quelque peu distrait, les pensées encore fixées sur l’étonnante jeune elfe. Je ne veux que traverser le Boilune, d’ouest en est, et je n’agresserai personne, ni les elfes ni la forêt.

— La licorne, dit un autre elfe, un peu plus loin derrière lui, non loin du grand chêne.

Drizzt comprit que ce nouveau venu avait remarqué sa marque dans la mousse, puis fut soulagé de sentir l’épée s’écarter de sa nuque.

Il demeura immobile un long moment, pensant que c’était aux elfes de parler, jusqu’à enfin rassembler sa volonté et se retourner… pour constater que les elfes de la lune avaient disparu dans les buissons.

Il songea à les poursuivre, hanté par la vision de cette jeune elfe, mais comprit que ce n’était pas son rôle de les déranger ici, dans leur forêt. Il acheva rapidement son repas, s’assura que l’endroit était aussi propre qu’à son arrivée, rassembla son matériel et reprit sa route.

Il aperçut un autre phénomène étonnant après à peine plus de un kilomètre de marche. Un cheval noir et blanc, entièrement sellé et la bride parée de clochettes, se trouvait là, calme et silencieux. Il frappa le sol de ses sabots quand il vit le drow arriver.

Ce dernier se mit à parler doucement en approchant. L’animal se calma nettement et alla jusqu’à saluer Drizzt d’un coup de museau quand celui-ci l’eut rejoint. Cette bête était magnifique, musclée et bien pansée, malgré sa taille moyenne. Sa robe était parsemée de taches noires et blanches, ainsi que sa tête, où un œil était entouré de blanc et l’autre semblait caché sous un masque noir.

Drizzt fouilla les environs du regard mais ne remarqua pas d’autres traces sur le sol. Ce cheval était peut-être un cadeau des elfes qui lui était destiné, toutefois il n’en était pas certain et ne voulait en aucun cas dérober la monture de quiconque.

Il flatta l’animal sur le cou et entreprit de reprendre sa marche. Il n’avait effectué que quelques pas quand le cheval s’ébroua et se retourna. Il galopa quelques secondes autour du drow et finit par s’immobiliser devant lui sur le sentier.

Curieux, Drizzt répéta la manœuvre et dépassa la bête, qui ne tarda pas à lui emboîter le pas avant de se replacer devant lui.

— T’ont-ils demandé de faire ça ? lui demanda simplement Drizzt en lui caressant le museau, avant d’élever la voix. Le lui avez-vous demandé ? Je demande aux elfes du Boilune si ce cheval m’est destiné.

Drizzt ne reçut pour réponse que le jacassement de protestation de quelques oiseaux dérangés par les cris du drow.

Il haussa les épaules et songea qu’il relâcherait le cheval à l’orée du bois, qui ne se trouvait pas si loin. Il y grimpa et s’élança au galop sur le sentier large et plat.

Il atteignit l’extrémité est du Boilune en fin d’après-midi, alors que les ombres étaient déjà allongées depuis les immenses arbres. S’imaginant que les elfes lui avaient prêté cette monture afin qu’il quitte leur royaume au plus vite, il arrêta le cheval, alors qu’il n’avait pas encore quitté le sous-bois, dans l’intention d’en descendre et de le renvoyer vers la forêt.

Un mouvement dans la vaste prairie, un peu plus loin, attira l’attention du rôdeur, qui aperçut un elfe juché sur un grand étalon noir, juste au-delà des buissons, et qui regardait dans sa direction. L’elfe porta les mains à la bouche et émit un sifflement strident. Le cheval de Drizzt bondit et s’extirpa des ombres pour se lancer dans l’herbe épaisse.

L’elfe disparut aussitôt dans la végétation et Drizzt ne tenta pas de ralentir sa monture ; il avait compris que les elfes avaient choisi de l’aider, de leur façon lointaine. Il accepta donc ce présent et poursuivit son chemin.

Avant de s’arrêter pour la nuit, Drizzt remarqua que le cavalier elfe suivait une route parallèle à la sienne, plus au sud. Leur confiance n’était apparemment pas illimitée.

 

* * *

 

Catti-Brie n’avait pas l’habitude des villes. Elle avait traversé Luskan, survolé les splendeurs de la puissante Eauprofonde à bord d’un chariot magique et arpenté les rues de la grande ville du Sud, Portcalim. Cependant, rien de tout cela n’approchait le spectacle qui l’attendait quand elle découvrit les larges avenues courbes de Lunargent. Elle s’y était déjà rendue auparavant, mais à l’époque elle était prisonnière d’Artémis Entreri et n’avait pas vraiment remarqué les élégantes flèches et la conception fluide de cette merveilleuse cité.

Lunargent était une ville dédiée aux philosophes et aux artistes, une ville reconnue pour sa tolérance. Un architecte pouvait y laisser son imagination donner naissance à des flèches de trente mètres de hauteur, tandis qu’un poète pouvait se placer à un coin de rue et y déclamer son art, gagnant ainsi honnêtement et correctement sa vie grâce à ce que les passants lui offraient.

Malgré le sérieux de sa quête et le fait de savoir qu’elle marcherait bientôt dans les ténèbres, Catti-Brie ne put empêcher un large sourire de se dessiner sur son visage. Elle comprit alors pourquoi Drizzt avait si souvent quitté Castelmithral pour venir ici ; elle n’avait jamais imaginé que le monde puisse être si varié et extraordinaire.

Suivant une impulsion soudaine, elle s’engagea sur le côté d’un bâtiment et fit quelques pas dans une ruelle sombre mais propre. Elle sortit alors la figurine de la panthère et la posa devant elle, sur les pavés.

— Viens, Guenhwyvar, appela-t-elle à voix basse.

Elle ignorait si Drizzt avait déjà fait venir l’animal dans cette cité et si elle enfreignait ou non une règle, néanmoins elle pensait que Guenhwyvar devait connaître cet endroit. Curieusement, il lui semblait qu’à Lunargent elle était libre de suivre les envies que lui dictait son cœur.

Une fumée grise enveloppa la statuette, puis se mit à tournoyer et prit peu à peu forme. La panthère massive, trois cents kilos de félin musclé et d’un noir d’encre, les épaules dépassant la hauteur de la taille de Catti-Brie, apparut devant cette dernière. L’animal tourna la tête sur le côté, comme pour essayer de déterminer où il se trouvait.

— Nous sommes à Lunargent, Guen, murmura Catti-Brie. (Le félin secoua la tête, donnant l’impression de se réveiller, puis émit un grondement sourd.) Reste près de moi. J’sais pas si t’as le droit d’être ici mais j’voulais au moins qu’tu sentes cet endroit. (Ils sortirent côte à côte de la ruelle.) Es-tu déjà venue ici, Guen ? Je cherche Dame Alustriel. Tu sais peut-être où la trouver ?

La panthère toucha la jambe de Catti-Brie et avança, décidée, suivie par la jeune femme. De nombreuses têtes se retournèrent au passage de l’étonnant couple, cette femme salie par la route et sa compagne peu ordinaire, mais ces regards restèrent inoffensifs et personne ne se mit à hurler de terreur ni ne s’enfuit en courant.

Quand elle parvint sur une vaste avenue, Guenhwyvar déboucha presque la tête la première sur deux elfes en pleine discussion, lesquels bondirent en arrière par réflexe avant d’observer la panthère et sa maîtresse.

— Superbe ! dit l’un d’entre eux d’une voix chantante.

— Incroyable ! convint son compagnon, qui tendit lentement la main vers l’animal, comme pour tester sa réaction. Puis-je ?

Catti-Brie n’y vit pas d’objection et acquiesça.

Le visage de l’elfe se fit rayonnant quand il parcourut de ses doigts gracieux le cou musclé de Guenhwyvar. Avec un sourire qui semblait suffisamment large pour avaler ses oreilles, il se tourna vers son ami, qui ne s’était pas approché.

— Oh ! Achète cette panthère ! concéda-t-il, enthousiaste.

Catti-Brie grimaça et Guenhwyvar aplatit les oreilles, tout en lâchant un rugissement dont l’écho se répercuta à travers la ville.

Catti-Brie savait que les elfes étaient vifs mais ces deux-là furent hors de vue avant même qu’elle ait eu le temps de leur expliquer leur méprise.

— Guenhwyvar ! murmura-t-elle sévèrement à l’animal, dont les oreilles étaient toujours aplaties.

Celles-ci revenues en position normale, la panthère se dressa sur son arrière-train et posa ses épaisses pattes sur les épaules de Catti-Brie, à qui elle donna un léger coup de tête et se tortilla pour se frotter contre sa joue lisse. La jeune femme dut lutter pour simplement conserver son équilibre et il lui fallut un bon moment pour expliquer au félin que ses excuses étaient acceptées.

Quelques doigts pointés accompagnèrent les regards quand ils se remirent en route et plus d’un passant traversa l’avenue pour éviter la femme et la panthère. Catti-Brie était consciente d’avoir trop attiré l’attention ; elle commençait à se sentir stupide d’avoir fait si vite venir Guenhwyvar en cet endroit. Elle voulait à présent la renvoyer sur le plan Astral mais elle ne voyait pas comment le faire sans attirer davantage de curieux.

Elle ne fut guère surprise quand, quelques instants plus tard, une patrouille de soldats armés, vêtus des nouveaux uniformes argent et bleu clair de la garde de la cité, la cernèrent à une distance prudente.

— La panthère est avec vous, déclara l’un d’entre eux.

— Guenhwyvar, répondit Catti-Brie. Et je suis Catti-Brie, fille de Bruenor Marteaudeguerre, huitième roi de Castelmithral.

L’homme hocha la tête et sourit, ce qui la soulagea.

— C’est bien la panthère du drow ! intervint un autre soldat.

Il rougit aussitôt de s’être exprimé sans y avoir été invité, puis regarda son chef et baissa aussitôt les yeux.

— Oui, Guen est l’amie de Drizzt Do’Urden, confirma Catti-Brie. Est-il en ville ?

Elle n’avait pas pu se retenir de poser cette question, même si, en toute logique, elle aurait préféré s’adresser à Alustriel, à même de lui fournir une réponse plus complète.

— Pas à ma connaissance, mais Lunargent est honorée par votre présence, princesse de Castelmithral, répondit le chef de la patrouille, qui s’inclina.

Catti-Brie se mit à rougir, peu habituée ou gênée par un tel traitement.

Elle cacha sa déception concernant cette nouvelle et se rappela que retrouver Drizzt ne serait sans doute pas facile. Même si son ami était passé par Lunargent, il avait probablement agi en toute discrétion.

— Je dois m’entretenir avec Dame Alustriel, expliqua-t-elle.

— Vous auriez dû être escortée depuis la porte, rouspéta le soldat, agacé par ce manquement au protocole.

Catti-Brie comprit la colère de son interlocuteur et se rendit compte qu’elle avait peut-être involontairement créé des ennuis aux soldats postés au pont de Lune, la structure invisible qui enjambait la large Rauvin.

— Ils ne connaissaient pas mon nom ni la raison de ma venue, se hâta-t-elle de préciser. J’ai pensé qu’il valait mieux entrer seule en ville et voir ce que je pouvais y trouver.

— Ils n’ont pas posé de questions au sujet d’une telle… (Il se reprit sagement avant de prononcer le mot « bestiole ») panthère ?

— Guen ne m’accompagnait pas à ce moment, répondit sans réfléchir Catti-Brie qui se troubla quand elle songea aux millions de questions qu’elle venait certainement de provoquer.

Par chance, les gardes n’insistèrent pas sur ce point. On leur avait suffisamment décrit la jeune femme exaltée pour qu’ils soient convaincus qu’elle était bel et bien la fille de Bruenor Marteaudeguerre. Ils l’escortèrent, ainsi que Guenhwyvar, et à bonne distance, à travers la ville, jusqu’au mur d’enceinte est, où se dressait l’élégant et ravissant palais de Dame Alustriel.

Priée de patienter seule dans une antichambre, Catti-Brie décida de conserver Guenhwyvar à ses côtés. La présence de la panthère accorderait une crédibilité à son récit et, si Drizzt était passé par ici, ou s’il y était encore, elle le sentirait.

Les minutes s’écoulèrent sans que rien ne se produise et la dynamique jeune femme eut tôt fait de s’ennuyer. Elle s’approcha d’une porte latérale, l’ouvrit délicatement et découvrit un cabinet de toilette décoré, qui comprenait une cuvette, une petite table aux moulures en or et un grand miroir, au-dessus duquel étaient rangés un assortiment de peignes et de brosses, une collection de petites ampoules, ainsi qu’un coffret ouvert contenant de nombreux sachets de teinture différents.

Curieuse, la jeune femme regarda par-dessus son épaule pour s’assurer que tout était calme puis avança et s’assit. Elle s’empara d’une brosse, qu’elle passa rapidement dans ses cheveux auburn épais et emmêlés, tout en songeant qu’elle devait être la plus présentable possible devant la Dame de Lunargent. Elle se rembrunit quand elle remarqua une saleté sur sa joue. Elle plongea la main dans la cuvette d’eau et se nettoya sommairement le visage, puis esquissa un sourire quand elle s’estima propre.

Elle vérifia de nouveau que personne n’était entré dans le vestibule, où Guenhwyvar, confortablement installée sur le sol, leva la tête et grogna.

— Oh ! Tais-toi, lui dit Catti-Brie, avant de retourner dans le cabinet et d’en inspecter les fioles.

Elle ôta le capuchon de l’un des récipients et en renifla le contenu. Ses yeux bleus s’écarquillèrent de surprise quand elle sentit un puissant parfum. De l’autre côté de la porte, Guenhwyvar se manifesta de nouveau et éternua, ce qui fit rire Catti-Brie.

— Je te comprends ! lui dit-elle.

Catti-Brie poursuivit son examen des ampoules, fronçant les sourcils devant certaines et éternuant devant plus d’une, pour finalement en dénicher une dont l’odeur lui plaisait. Elle évoquait pour elle un champ de fleurs sauvages, non pas surpuissant mais simplement beau et subtil, comme le fond sonore d’une journée de printemps.

Elle fit un bond – et manqua de peu de se planter la fiole dans le nez au passage – quand une main s’abattit sur son épaule.

Elle se retourna et en eut le souffle coupé. Alustriel – c’était elle ! – se tenait là, ses cheveux argentés tombant jusqu’au milieu du dos et des yeux brillants comme Catti-Brie n’en avait jamais vu… à part peut-être ceux de Wulfgar, qui étaient de la couleur du ciel. Ce souvenir la fit souffrir.

Alustriel, splendide et élancée, dépassait de quinze bons centimètres Catti-Brie, qui mesurait pourtant un mètre soixante-cinq. Elle était vêtue d’une robe pourpre d’une somptueuse soie, dont les nombreux pans semblaient à la fois suivre et dissimuler ses courbes féminines, dans un effet des plus séduisants. Elle portait également une haute couronne en or parée de gemmes.

Guenhwyvar et la Dame n’étaient apparemment pas étrangères l’une pour l’autre. En effet, la panthère était tranquillement allongée près d’elle, les yeux fermés de contentement.

Pour une raison qui lui échappait, cela contraria Catti-Brie.

— Je me demandais quand nous nous retrouverions enfin, dit calmement Alustriel.

Catti-Brie essaya gauchement de reboucher la fiole et de la reposer sur la table mais Alustriel interrompit son geste de ses longues et fines mains – Catti-Brie se sentit alors comme une petite fille ridicule ! – puis poussa l’ampoule dans la sacoche que la jeune aventurière portait à sa ceinture.

— Drizzt me parle souvent de toi, et avec tendresse, poursuivit Alustriel.

Ces paroles perturbèrent aussi Catti-Brie. Ce n’était peut-être pas intentionnel, elle en avait conscience, mais il lui semblait qu’Alustriel se comportait de façon un peu trop condescendante. Dans ses vêtements crasseux après son voyage et avec ses cheveux à peine coiffés, elle ne se sentait pas à l’aise face à cette extraordinaire femme.

— Suis-moi dans mes appartements privés, nous y serons mieux pour discuter, lui proposa la Dame, qui enjamba la panthère. Viens, Guen !

Le félin leva aussitôt la tête et sortit de sa léthargie.

— Guen ? articula en silence Catti-Brie.

Elle n’avait jamais entendu personne, en dehors d’elle et, très rarement, de Drizzt, s’adresser de façon si familière à l’animal. Quelque peu vexée, elle vit Guenhwyvar suivre docilement Alustriel hors de la pièce.

Elle se sentait désormais très mal à l’aise dans ce palais qui lui avait d’abord paru enchanteur. Alustriel ouvrait la marche dans les couloirs et leur faisait traverser des pièces magnifiques. Catti-Brie ne cessait de regarder derrière elle, craignant de laisser des traces de boue sur les sols impeccables.

Elle fut incapable de rendre leur regard aux domestiques et autres invités – les vrais nobles, songea la jeune femme – qui se présentèrent devant l’invraisemblable procession. Elle se sentait petite, minuscule, en suivant la grande et superbe Alustriel.

Elle fut soulagée quand elles entrèrent dans le salon privé de la maîtresse des lieux et que cette dernière referma la porte derrière elles.

Guenhwyvar ne tarda pas à s’installer sur un canapé recouvert d’une épaisse tenture. Les yeux de Catti-Brie s’agrandirent de stupéfaction.

— Descends de là ! murmura-t-elle sévèrement à la panthère.

Alustriel se contenta de glousser en passant près de l’animal, dont elle caressa distraitement la tête avant de faire signe à son invitée de s’asseoir.

Catti-Brie jeta un nouveau regard furieux à Guenhwyvar, se sentant vaguement trahie, et se demanda combien de fois la panthère s’était affalée sur ce canapé.

— À quoi dois-je la présence de la fille du roi Bruenor dans mon humble cité ? s’enquit Alustriel. Je me serais mieux préparée si j’avais su que tu venais.

— Je cherche Drizzt, répondit sèchement Catti-Brie, que son ton, plus agressif qu’elle l’avait souhaité, fit grimacer tandis qu’elle s’asseyait.

Une expression intriguée apparut aussitôt sur le visage de la Dame.

— Drizzt ? Je ne l’ai pas vu depuis un certain temps. J’espérais que tu m’apprendrais que lui aussi était en ville, ou au moins en route.

Malgré ses doutes – elle pensait que Drizzt essayait de l’éviter et qu’Alustriel suivrait sans hésiter ses désirs –, Catti-Brie crut ces mots. Alustriel, sincèrement et de toute évidence déçue, se reprit rapidement et enchaîna poliment :

— Bon… Et comment va ton père ? Et le beau Wulfgar ?

L’expression d’Alustriel changea brutalement, comme si elle venait de comprendre quelque chose de terrible.

— Votre mariage ? hasarda-t-elle, alors que Catti-Brie serrait les lèvres. Je m’apprêtais à me rendre à Castelmithral…

Catti-Brie renifla et rassembla ses forces.

— Wulfgar est mort, lâcha-t-elle sur un ton égal. Et mon père n’a plus rien à voir avec le Bruenor que vous connaissez. Je suis à la recherche de Drizzt, qui a quitté le castel.

— Que s’est-il passé ?

La guerrière se leva.

— Guenhwyvar ! appela-t-elle, ce qui réveilla la panthère. J’ai pas l’temps d’raconter tout ça. Si Drizzt est pas venu à Lunargent, j’ai déjà trop abusé d’votre temps et du mien.

Elle se dirigea vers la porte, non sans remarquer la légère teinte bleutée qui y était apparue tandis que le bois du battant semblait se serrer contre le verrou. Elle s’en approcha tout de même et en actionna la poignée, sans effet.

Elle inspira profondément, compta jusqu’à dix, puis jusqu’à vingt, et se retourna vers Alustriel.

— Un ami a besoin d’moi, dit-elle d’une voix glaciale et agressive. Vous feriez mieux d’ouvrir cette porte.

Au cours des jours à venir, quand elle repenserait à ce moment, Catti-Brie aurait du mal à croire qu’elle avait menacé Alustriel, souveraine de la cité continentale la plus grande et la plus influente du Nord-Ouest ! Elle avait élevé la voix contre l’un des mages les plus puissants de tout le Nord !

Cependant, en cet instant précis, la jeune femme pensait ce qu’elle disait.

— Je peux t’aider mais tu dois d’abord tout me raconter, proposa Alustriel, clairement inquiète.

— Drizzt n’en a pas le temps, gronda Catti-Brie.

Elle tira de nouveau inutilement sur la porte verrouillée par la magie, puis la frappa du poing avant de jeter par-dessus son épaule un regard furieux sur la Dame, qui s’était levée et s’approchait lentement d’elle. Guenhwyvar était restée sur le canapé mais avait dressé la tête et considérait les deux femmes avec attention.

— Je dois le retrouver, dit Catti-Brie.

— Et où vas-tu chercher ? répondit Alustriel, les mains ouvertes en signe de non-agression.

Cette simple question apaisa d’un coup la fureur de la jeune femme. Où chercher ? Par où commencer ? Elle se sentait impuissante, ici, en ce lieu où elle n’était qu’une étrangère. Impuissante et idiote. Elle ne voulait qu’une chose ; rentrer chez elle et retrouver son père et ses amis, retrouver Wulfgar et Drizzt, et que tout redevienne comme avant… comme avant l’arrivée des elfes noirs à Castelmithral.

Nuit sans étoiles
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